vue sur les calanques

D’un côté un Parc National des Calanques chargé en théorie de sanctuariser les espaces les plus fragiles de son territoire. De l’autre un industriel rejetant depuis 50 ans des déchets au cœur même des calanques. Au milieu, des associations de défense de la nature qui mènent des combats différents. Tous les ingrédients d’un vaudeville environnemental sont réunis dans ce dossier symbolique des conflits d’intérêt « à la française ».

Des mois qu’on en parle. Des mois que le dossier des « boues rouges » mobilise les associations de défense de l’environnement, les autorités, le gouvernement, les élus locaux et in fine, les deux entités les plus directement concernées, le Parc National des Calanques et l’industriel de Gardanne, Alteo. Un dossier archi symbolique du conflit que peut générer la confrontation directe d’intérêts économiques et environnementaux.

Pour comprendre, il faut rappeler les faits. Depuis plus de 70 ans, l’usine de Gardanne (ex-Péchiney, aujourd’hui Alteo) produit des alumines à partir de la bauxite, extraite jadis dans la région – aujourd’hui surtout importée d’Afrique. Et depuis l’origine, l’usine produit des résidus de traitement, les fameuses « boues rouges ». L’évacuation s’effectue depuis 50 ans dans la Méditerranée, face aux calanques, par l’entremise d’un « tuyau » souterrain (parfois aérien) de 50 km de long. En un demi-siècle, 20 millions de tonnes (!) se sont ainsi accumulées dans la fosse sous-marine de la Cassidaigne, sur plusieurs dizaines de kilomètres.

le site des calanques

Rejets liquides dépassant les normes

Durant des années, l’affaire a été peu commentée. L’insensibilité écologique des Trente Glorieuses est passée par là, de même que les alertes de quelques personnalités n’ont pas véritablement ému l’opinion, sauf par épisodes, retombés comme des soufflets. L’affaire n’a pris un tour franchement public et polémique qu’en 2015, lorsque le Parc National des Calanques, entretemps créé, a décidé de continuer d’autoriser Alteo à rejeter en mer des résidus liquides dépassant les normes polluantes pour six composants, dont l’arsenic et l’aluminium.

Parc national, rejets polluants : la contradiction évidente a mis le feu aux poudres… et réveillé des consciences environnementales parfois en sommeil. Elus locaux, citoyens, Etat et ministres de tutelle se sont emparés d’un dossier à rebondissements dans lequel le dernier arrêté en date, pris par le Préfet des Bouches-du-Rhône en décembre 2015, est le suivant : Alteo est autorisé à rejeter ses effluents liquides dépassant les normes pour ces six composants jusqu’en 2021, à charge pour l’entreprise de mettre en œuvre d’ici là les dispositifs techniques pour faire descendre ces dépassements sous la barre autorisée.

99% des rejets éliminés ?

A ce stade, soyons précis : Alteo ne rejette plus de « boues rouges » en Méditerranée depuis le 31 décembre dernier. Elle s’y était engagée dès 1996. Pressée par l’exigence environnementale, devenue « sociétale », puis par le Parc National des Calanques, qui allait rendre un avis sur la question, l’entreprise a installé dès 2007 une première « presse filtre », puis une seconde. Résultat : au lieu de « boues », ce sont désormais les fameux « résidus liquides » chargés de polluants qui sont rejetés. Alteo insiste opportunément sur ces efforts. « Ces presses ont coûté 30 millions d’euros. Avec elles, nous avons éliminé 99% des rejets de métaux », indique Eric Duchenne, directeur des opérations du groupe. Ce qui laisse imaginer l’aimable teneur en produits toxiques des anciennes « boues rouges », dont l’entreprise balançait encore 95 000 t en 2015 au pied des calanques…

l'usine Altéo à Gardanne

le site de Gardanne (photo Altéo)

France Nature Environnement (FNE) a intégré ce changement. « Nous avons pris acte du fait que la filtration améliore les rejets », reconnait Pierre Aplincourt, président de FNE 13. Reste le problème des polluants surdosés dans les résidus aqueux. « L’arrêté de 1998 fixant la teneur limite de ces polluants s’adresse d’abord à des installations qui rejettent en rivière, pas en mer. L’impact de nos rejets est suffisamment faible pour être acceptable », affirme Eric Duchenne.  Un exemple, peut être ? « L’eau que nous rejetons possède un Ph de 12. A ce niveau, si c’était en rivière, il n’y aurait plus aucun poisson. Mais en mer, ce Ph est corrigé, neutralisé et limité à quelques mètres », assure le directeur.

Exiger d’Alteo un traitement complémentaire

Inoffensifs, ces excès d’arsenic, d’aluminium, de fer ? Ce n’est évidemment pas l’avis de FNE, qui brandit la nécessité d’exiger de l’entreprise qu’elle installe rapidement un traitement complémentaire. « On sait qu’Alteo est capable de le mettre en place assez vite, sans obérer l’avenir de la société. C’est tout à fait possible sur les plans technique et économique. Mais l’intérêt d’Alteo est de différer les investissements non productifs », prétend Pierre Aplincourt. « La technologie pour aller plus loin n’existe pas », s’énerve Eric Duchenne, avant de reconnaître qu’« on pourrait mettre une cuve d’acide sulfurique pour neutraliser les métaux mais c’est un procédé dangereux et l’usine est en pleine ville. Par ailleurs, avec ce traitement, nous produirions des déchets de sulfates et des métaux solides qu’il faudrait aussi stocker. Tout cela coûterait des millions d’euros ».

Les calanques de Marseille

Faux, dit FNE : « Les investissements sont faibles. Seuls les coûts de fonctionnement seraient élevés », nuance Pierre Aplincourt. Comment cela se passe-t-il dans les autres usines d’Alteo, dans les Alpes, les Pyrénées, en Allemagne – pays où les normes environnementales sont a priori plus strictes ? « Nous travaillons surtout avec des fours. C’est une autre technique. On ne génère pas le même type de déchets », souligne Eric Duchenne.

Ramener le délai d’autorisation de 6 à 2 ans

Quoiqu’il en soit, FNE est décidée à agir. Opposée par principe aux délocalisations d’activités polluantes « qui se traduisent toujours, lorsque une entreprise quitte l’Europe, par une qualité environnementale inférieure », elle compte bien forcer Alteo à accélérer la mise en place du traitement complémentaire. « FNE Bouches-du-Rhône va engager un contentieux juridique pour remettre en cause l’arrêté, nous avons douze mois pour le faire. Nous voulons essayer d’imposer un délai de deux ans pour la mise aux normes des rejets », indique Pierre Aplincourt. Egalement administrateur du Parc national, en tant que personnalité qualifiée désignée par le Conseil national de la protection de la nature, lui et d’autres administrateurs n’ont pu faire avaliser ce délai par le Conseil d’administration, retoqué aussi par le Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques.

D’autres ont choisi une voie plus radicale. Dans la foulée de la manifestation du 30 janvier à Marseille sous les fenêtres de la Préfecture, à laquelle avait participé José Bové, l’Union Calanques Littoral (membre de la FNE) a déposé, avec quatre autres associations, un référé suspensif au tribunal administratif de Marseille contre l’arrêté du Préfet. Il a été rejeté. Pierre Aplincourt, lui, n’a pas appelé à manifester, choqué qu’« on utilise des arguments faux pour faire de la surenchère, comme ces poissons badigeonnés de rouge qu’on a pu voir ici où là ».

Une renégociation en 2021, sans arrêt définitif des dépassements… Tout est possible.

Du côté du Parc national, on n’est pas très bavard. Plusieurs fois sollicité, son président, Didier Réault, également adjoint au maire de Marseille, n’a pas donné suite à nos demandes d’interview. Son service communication nous a finalement renvoyé vers la position officielle du Parc, à savoir un communiqué publié le 6 janvier sur son site Internet. On y lit qu’il prend acte des deux arrêtés préfectoraux (le second réduit à 15 ans la durée de concession d’utilisation du domaine public maritime par Alteo), qu’il trouve que « ces avancées ne peuvent être considérées comme suffisantes » mais que l’arrêté d’autorisation de rejet avec des dépassements de seuils pour certains composants « s’inscrit dans la logique de la prescription formulée par le CA du Parc national (…), en vue d’un réexamen global des conditions de rejet, au plus tard d’ici fin 2021, afin de fixer de nouveaux objectifs de réduction à atteindre ».

Afin de fixer de nouveaux objectifs de réduction à atteindre… Autrement dit, sauf à ne pas savoir bien lire, rien n’exclut que le Parc rouvre la porte en 2021 à une discussion avec Alteo sur de nouveaux seuils de dépassement autorisés. Ils seront évidemment revus à la baisse. Nous qui pensions naïvement que 2021 marquait la fin définitive de tous les rejets polluants…

les paysages du Parc National

Le Parc National influencé ?

On aurait aimé voir le Parc national plus strict. On aurait même trouvé normal qu’il interdise les rejets sur le champ. Sa première vocation n’est-elle pas de protéger l’environnement du territoire qu’il administre ? A-t-il été influencé par le « chantage à l’emploi », qu’on accuse Alteo et les collectivités locales concernées – ville de Gardanne en tête – d’avoir institué ? De faire peser une menace de délocalisation a-t-il influencé le Parc et l’Etat au point de passer outre les exigences de protection de l’environnement dont ils sont pourtant les garants ? Le Parc a beau jeu aujourd’hui d’exiger de l’Etat un contrôle strict de la « qualité » des rejets. Comme si se draper dans la posture du « veilleur impitoyable » suffisait à faire oublier ce qui est sans doute une première en France : accorder un permis de polluer dans le cœur même d’un parc national.

Reste la question de fond : quand Alteo va-t-il mettre en œuvre ce fameux traitement complémentaire ? Bousculée par la médiatisation du dossier et l’instauration par le Préfet, le 16 mars dernier, de la Commission de Suivi de Site (CSS), chargée de veiller à l’amélioration des rejets, il semble que l’entreprise ait finalement trouvé des ressources pour aller plus loin… Ainsi collabore-t-elle avec un bureau d’études expert en traitement de l’eau, IRH. Elle vient aussi de mettre en place des partenariats avec trois sociétés innovantes en matière de traitements complémentaires.

Comme quoi, « quand on veut, on peut ». Tout l’enjeu pour les défenseurs de l’environnement est de maintenir une pression suffisamment forte sur Alteo – quitte à passer par  les tribunaux – pour contraindre la société à ne pas attendre six ans avant de rejeter des effluents 100 % propres dans cette affaire qui s’apparente quand même à une véritable hérésie environnementale.


→ Que deviennent les boues rouges enfouies en mer ? Où sont désormais stockées celles produites depuis le 1er janvier ? Présentent-elles un risque ?

Un prochain article dans Bleu Tomate à venir sur ce sujet

 


Que fait Alteo à Gardanne ?

L’entreprise produit des alumines de spécialités et assure les besoins de 80 à 90% du marché français dans ce domaine. D’une capacité de production de 600 000 tonnes par an, l’usine emplois 430 à 440 salariés et fait travailler chaque jour 350 personnes sous-traitantes. Elle a réalisé 250 millions d’€ de CA en 2015 (source Alteo).