L’usine papetière de Tarascon pollue le Rhône depuis des décennies. Après avoir manœuvré pour échapper au paiement de la redevance, elle a signé à l’automne 2018 un protocole avec l’Agence de l’Eau, promettant d’investir pour améliorer ses rejets. Un changement nécessaire mais tardif, tant les dégâts sur le milieu sont considérables.

C’est l’histoire d’une usine de pâte à papier dont la pollution n’a jamais, durant des années, mobilisé les foules. Nous sommes à l’époque des Trente Glorieuses, l’emploi tourne à plein et les préoccupations environnementales sont minimes. « Il y a quarante ans, les effluents liquides étaient rejetés au bord de la voie ferrée, dans des fossés ! L’eau de mon puits de forage était jaune, elle moussait », se souvient Daniel Gilles, 70 ans, viticulteur à la retraite à Tarascon. Des fossés, les rejets sont passés dans le Rhône, et ce ne fut pas meilleur.

En 2018, ils continuent de l’être. Les taux d’AOX (halogène organique absorbable), de Matières En Suspension (MSE ; 4 000 t estimées en 2016), de phosphore (66 t), de chlore (104 t), de métaux lourds (3 t en 2016) et surtout la Demande Chimique en Oxygène (DCO) sont forts. Ils font de l’usine Fibre Excellence « notre redevable le plus élevé en matière de pollution industrielle sur le bassin du Rhône », dit Nicolas Guérin, directeur du Département des Données et Redevances à l’Agence de l’Eau Rhône-Méditerranée-Corse. En clair, le plus gros pollueur du fleuve. Deux fois plus contributeur à la redevance qu’Alteo Gardanne et ses rejets d’effluents de boues rouges dans la Méditerranée, pourtant largement montrée du doigt pour ses dépassements de seuils…

Rejets hors normes 

Qu’une usine papetière émette des effluents est inhérent à cette industrie. Celle qui produit jusqu’à 250 000 t de pâte à papier par an est en prime classée SEVESO II. Mais qu’elle ait retardé les investissements nécessaires et refuse depuis 2012 de payer la redevance pour ses rejets hors normes dans le Rhône est hallucinant. « Nous émettons chaque année un titre exécutoire de paiement. Fibre Excellence nous adresse une demande de remise gracieuse que l’on refuse. Et l’entreprise lance un recours en justice », éclaire Nicolas Guérin.

Résultat ? 17,3 M d’€ d’arriérés de redevance, pour la période 2012-2017 ! Année 2012 : en instance de jugement à la Cour de Cassation. 2013 et 2014 : en appel. 2015 et 2016 : en 1ère instance. « L’ancien directeur général n’avait dans l’idée que de jouer la montre », admet l’actuel DG Philippe Gaudron, patron de l’entreprise, dont le siège social est dans la banlieue toulousaine (Fibre Excellence possède une seconde usine à Saint-Gaudens – 31 – et des activités dans l’exploitation forestière).

Collectif de lutte

Entretemps, la sensibilité environnementale est devenue centrale. Les habitants se sont mobilisés et un collectif de Lutte contre la Pollution de Fibre Excellence Tarascon a vu le jour, il y a deux ans. Il est soutenu notamment par l’Association de Défense de l’Environnement Rural (ADER), à Tarascon. Objectifs : défendre l’intérêt de riverains impactés par la pollution de l’air (surtout) et de l’eau. Et obtenir de Fibre Excellence qu’elle respecte les normes de rejets. La fameuse odeur d’œuf pourri qui empeste l’atmosphère lors des « dégazages », propagée jusqu’à Arles par temps de mistral, a fini par écœurer les locaux. Ils sont persuadés que les taux de cancers relevés à Tarascon (supérieurs à la moyenne régionale) sont à mettre sur le compte des polluants rejetés par l’usine.

Les parents d’élèves de l’école primaire privée catholique du Petit Castelet (environ 200 enfants), installée dans une bâtisse isolée quasiment au pied de l’usine – situation pour le coup ubuesque –, se sont organisés en portant leur combat en mairie. Pollution et maladies respiratoires chroniques d’un côté, emplois de l’autre (environ 270, plus les sous-traitants) : la balance a longtemps penché en faveur de l’activité, dans un territoire à fort taux de chômage où Fibre Excellence constitue l’un des premiers employeurs.

Des nuages de fumée sur fond de ciel gris…. © Philippe Bourget

En aval, des nappes phréatiques impactées

Bref, jusqu’aux années 2010, rien ne bouge vraiment, pour l’air comme pour l’eau. « En 2017 encore, malgré le fait que l’usine ne tournait pas à plein régime, elle a rejeté 2 810 kg de métaux lourds dans le Rhône ! Cela dépasse de 6 fois le seuil de pollution au-delà duquel s’applique la redevance. L’outil de traitement des eaux est totalement obsolète est nécessite d’être modernisé de fond en comble », peste Philippe Chansigaud, co-président de l’ADER. Depuis début 2017, l’association a assigné l’entreprise en justice pour « mise en danger de la vie d’autrui, pollution atmosphérique, des eaux superficielles et souterraines ». Sans résultat pour l’instant.

Pour l’eau, on l’a vu, les métaux lourds ne sont pas seuls en cause. Chlore, phosphore, MES, AOX… « tous ces polluants déstabilisent la structure de l’eau. Nous avons même interpellé le syndicat des riziculteurs de Camargue, qui irriguent en aval par prélèvement dans le Rhône. Car il y a pénétration des polluants dans la nappe phréatique », ajoute Philippe Chansigaud. Le fort débit du Rhône, supposé « mieux nettoyer » les polluants, autorise Fibre Excellence à rejeter certaines substances visées par des directives européennes au-delà des valeurs limites tolérées. Ces seuils « personnalisés » – pourtant eux aussi largement dépassés – sont déterminés par la DREAL, selon les spécificités du milieu local.

17,3 M d’€ d’arriérés de redevance…

Même après 2007, quand est entrée en vigueur la LEMA (Loi sur l’Eau et les Milieux Aquatiques), Fibre Excellence a sciemment laissé filer la situation. « Jusque là, l’usine payait à l’Agence de l’Eau 1 M d’€ de redevance par an pour ses rejets dans le fleuve. La LEMA a acté que cette somme pouvait tripler, afin d’obliger les entreprises polluantes à se mettre en conformité, avec un délai de cinq ans, de 2008 à 2013, pour y parvenir. A ce moment, Fibre Excellence était ballotée d’un actionnaire à l’autre. Nous n’avons pas été en mesure de l’accompagner », indique Nicolas Guérin. En 2013, confrontée à la redevance maximale de 3 M d’€ par an, Fibre Excellence décide de judiciariser le dossier. Histoire de gagner du temps et ne pas payer des sommes qui l’aurait conduite, selon elle, à la cessation de paiement. Le chantage à l’emploi n’est pas loin…

Le changement de pied est intervenu en 2017-2018. Sur l’air sous-entendu de « nous voulons bien investir dans des équipements anti-pollution mais il faut négocier l’arriéré de paiement sinon nous serons en faillite et l’usine risque de fermer ». Nous en sommes là. En septembre 2018, Fibre Excellence a signé un protocole transactionnel avec l’Agence de l’Eau Rhône-Méditerranée-Corse. Il engage les deux parties à se désister de leurs recours judiciaires (ceux des années 2013 à 2016, 2012 restant suspendue à l’arrêt de la Cour de Cassation). La contrepartie : le passage par pertes et profits de 50% du passif, soit 8,6 M d’€ des fameux 17,3 M d’€.

Entre bords du Rhône et prairies agricoles © Philippe Bourget

… et une remise de 8,6 M d’€ accordée

« L’actionnaire a sans douté décidé qu’il était temps d’agir. Nous avons reçu un premier versement de 5 M d’€ en octobre. Le solde de 3,6 M d’€ sera versé en deux fois en 2019 », précise Nicolas Guérin. Quand aux 8,6 M d’€ de « remise », ils ne seront pas automatiques, promet l’Agence de l’Eau. « 3,1 M d’€ sont effectifs de suite. Mais les 5,5 M d’€ restants seront accordés sous réserve que l’entreprise s’acquitte sous cinq ans, d’ici 2023, de toutes ses obligations de mise aux normes par rapport aux règles de la DREAL », prévient Nicolas Guérin.

Du côté de l’ADER, on prend note de cette décision. « Il y a eu inversion des comportements de l’Etat et du propriétaire de l’usine. Cette dynamique est le fruit du travail des riverains », tient à dire Philippe Chansigaud. Regrettant toutefois le cadeau de 8,6 M d’€ fait au final par l’Etat à une usine « hors la loi ».

Productivité et plan amiante avant l’environnement

Fibre Excellence a beau jeu de dire que les choses sont désormais en bonne voie. Après des décennies de pollution, l’entreprise s’affiche responsable et désireuse de limiter son impact – énorme – sur l’environnement. Tout en tentant mollement de défendre la position précédente. « Alteo avait obtenu jadis une autre façon de calculer la redevance. Pas nous. Ces montants n’étaient pas justifiés au regard de ce que payent d’autres papèteries, comme par exemple dans le Limousin », s’accroche le DG, histoire de ne pas trop démolir la stratégie adoptée avant son arrivée en 2014… et poursuivie encore pendant trois ans.

Car celui qui porte désormais la politique « vertueuse » de Fibre Excellence s’est d’abord concentré sur l’outil de production. L’efficacité industrielle, la productivité et la gestion d’un plan amiante ont été les priorités des années 2014, 2015 et 2016. La question environnementale est venue après… « Cette histoire allait un peu loin (…) et j’ai considéré l’urgence de l’état réel des équipements. J’ai sollicité l’actionnaire pour répondre aux dépassements d’émissions dans l’air et l’eau », dit le DG.

L’usine est « coincée » entre Rhône, voie ferrée et prairies. © Philippe Bourget

2 M d’€ pour rénover la centrale d’épuration

Ledit actionnaire est la holding néerlandaise Paper Excellence B.V. Elle-même est rattachée au groupe indonésien Asia Pulp & Paper (APP), un des leaders mondiaux de l’industrie papetière. Cette holding, managée par un des héritiers du groupe (la famille Wijaya) gère des activités en France, au Canada et au Brésil. Elle a créé Fibre Excellence au moment du rachat des deux usines de Tarascon et de Saint-Gaudens au canadien Tembec, en 2010.

Paper Excellence B.V. a mis la main au pot. « 2 M d’€ en août 2018 pour remettre en état une partie du décanteur d’eau du grand bassin et rajouter des équipements. A la fin du 1er trimestre 2019, nous aurons optimisé cet outil et diminué les rejets de MES, d’AOX et la DCO dans le Rhône. Nous verrons alors si un autre investissement est nécessaire mais il ne devrait pas être majeur », prévient Philippe Gaudron. A charge pour l’Agence de l’Eau de surveiller drastiquement les seuils de nouveaux rejets, en effectuant notamment des contrôles aléatoires à la station d’épuration.

La pâte écrue filière d’avenir ?

L’autre interrogation tient à l’avenir même de l’entreprise. Si beaucoup pensaient que le laisser-aller pollueur était le signe avant-coureur d’une fermeture (on n’investit pas si on envisage de mettre la clef sous la porte…), l’entreprise se veut rassurante sur ce point. Avec un argument qu’elle avance comme une preuve de sa bonne foi : elle serait sur le point, en janvier, de passer une commande de 15 M d’€ pour investir dans une unité de production de pâte à papier non blanchie.

« La pâte écrue est une industrie d’avenir. Dire qu’il y a un futur à la fibre en général est une certitude », plaide Philippe Gaudron. Qui dit pâte écrue dit recours à moins de chimie. L’eau du Rhône en sera-t-elle bénéficiaire ? En attendant, les cabanes de pêche en bord de fleuve sont toujours désertées et l’écosystème du bas Rhône bien malade.

 

→ Le monde agricole peu bavard

Si des agriculteurs de Tarascon (pour l’essentiel, des viticulteurs et des maraîchers) se battent contre les rejets de l’usine à travers le collectif de Lutte contre la Pollution de Fibre Excellence, aucun n’est disposé à s’exprimer en son nom. Soit parce que leurs exploitations sont situées au nord de l’usine et qu’ils ne sont pas impactés directement par l’eau et l’air pollués – les vents dominants et le courant charrient les effluents vers le sud. Soit parce qu’ils ne veulent pas laisser à penser que leur production puisse être polluée… Deux exploitants situés au sud de l’usine nous ont opposé un refus ferme. L’un d’eux, sous couvert d’anonymat, espère seulement « que cette affaire se termine bientôt »