À Tourves, dans le Var, Blandine et Vincent Arcusa cultivent le grain dont ils font leur pain. Loin des filières convenues auxquelles leur formation d’ingénieur agronome les destinait, ils perpétuent résolument l’intégrité de gestes immémoriaux.

Rendez-vous est donné à Château Routas. C’est ici, tout au bout des grands champs cernés de chênes, dans les replis sauvages des collines du haut Var, que se trouve le four. En l’occurrence celui de Bertrand Allais, lui-même paysan-boulanger et meunier (c’est lui qui transforme le grain des jeunes paysans-boulangers en farine). À l’arrivée, il y a du monde ce matin au fournil, entre les murs de chaux où seules une ampoule et une balance mécanique – si on omet la lampe Petzl au front de Vincent – trahissent timidement la contemporanéité du moment. Le reste est digne d’un Vermeer et Blandine cadre à plein dans le décor.

Les pâtons dans le lin

À l’approche de sa deuxième maternité, elle a un peu de mal à laisser la main. On ne sort pas comme ça du pétrin ! Amie, stagiaire et ancien stagiaire sont pourtant là en renfort. Au coin, dans leurs couches de lin, au creux des corbeilles, les boules de pâte pétries juste avant par Blandine et ses aides attendent leur tour pour le four. Une fois la bonne température atteinte, l’enfournage est un moment fébrile. Afin d’harmoniser la durée de cuisson, Vincent doit se dépêcher d’envoyer tous les pâtons en un minimum de temps. Derrière lui, le long manche de la pelle arpente le fournil en tous sens.

Deux fournées de 100 kg remplissent entièrement la sole* aujourd’hui. Elles sont destinées à l’AMAP Les Paniers Paysans de Simiane, à quelques 50 km de là, dans les Bouches-du-Rhône. « On ne va pas si loin d’habitude. Mais cette AMAP nous prend une très grande quantité qu’on ne livre qu’une fois par mois », explique Blandine. Le reste est écoulé plus localement, entre les AMAP et magasins bio des environs. C’est ainsi que les pains de campagne, de méteil, choco-noisette ou autre khorasan prennent trois fois par semaine les chemins de Sillans, Moissac, Draguignan ou Carcès.

La fournée et ses aléas

Au défournage, le pain du jour est magnifique et l’on s’y jetterait dessus volontiers, mais la déception l’accompagne. Il n’a pas suffisamment levé. Ce genre d’aléa est difficile à admettre pour les boulangers. Ils concluent vite à un défaut dans la préparation du levain. Préoccupé par l’incident, Vincent n’en relativise pas moins : « l’avantage d’être paysan-boulanger, c’est que si on rate une fournée, on pourra se rattraper deux jours après. Le viticulteur ne peut pas en dire autant ». La viticulture, justement, est une voie que le couple a choisi… de ne pas choisir. Pas plus que l’exercice d’ingénieur agronome d’ailleurs.

« Comme nos terres sont en AOC  il aurait été logique de faire de la vigne, mais ce n’était pas notre évidence », explique Blandine. Il faut dire que Blandine et Vincent se sont connus à l’école d’agronomie de Rennes. En Bretagne donc, au milieu de terres où, malgré la prédominance supposée de l’agriculture intensive, on aura toujours plus de chances de croiser un paysan-boulanger qu’un vigneron. Question de culture donc.

Parole de « faisou »

À côté de ça, avec d’autres camarades de promotion, ils se sont forgés la conviction que l’enseignement qu’ils avaient reçu trouverait vite ses limites. Une conviction que Vincent, ayant manifestement renoncé à toute vanité analytique, résume en deux traits bretons : « En agriculture comme dans d’autres domaines, il y a les disous et les faisous »**. Autrement dit, ajoute-t-il, « ceux qui disent et ceux qui font, ceux qui imaginent les tracteurs et ceux qui les utilisent vraiment ».

Sans tergiverser davantage, ils ont donc choisi de s’installer. Étant donné la pression foncière en toutes régions et puisque la grand-mère de Blandine avait ces 15 hectares à Tourves, elle les lui a transmis et c’est là qu’ils sont venus accomplir leur projet. À la Ferme de la Reyne, Blandine est ainsi exploitante en titre. Avec cinq autres hectares mis à disposition, ils produisent depuis quatre ans – en bio évidemment – tout le blé, le seigle et l’épeautre nécessaires à leur pain. Et uniquement pour leur pain. Pour eux, le plus dur aura finalement été de quitter la Bretagne.

Faire vivre le cycle

Pour ce qui est du métier de paysan, la mutation de disou à faisou s’est faite selon Vincent sans trop de peine. La terre, paraît-il, n’est pas ingrate si l’on donne. Il n’y aurait même qu’à donner. Donner de son énergie, de son envie et du bon grain de variété ancienne. Du blé Meunier d’Apt et d’autres blés tendres, du Rouge de Bordeaux, du Florence Aurore… Du bon grain pourvu à l’origine par des confrères solidaires comme ceux de Longo Maï, qui ne doit donc rien aux « grands » semenciers et retourne chaque année de la moisson à la terre.

De la terre à l’épi, de la graine à la mie, du bois dessous la sole à la croûte brunie, Blandine et Vincent cultivent l’essentiel. Le sens du cycle retrouvé sur une terre respectée. Ils auront cette année un nouvel enfant, leur cinquième récolte et bientôt leur propre four. En fait, tout va bien.

Yann Batlle

* le « plancher » du four, surface où le pain est mis à cuire.
** à rapprocher d’un proverbe partagé de la Bretagne à la Vendée : « grand disou, petit faisou » équivalent de « grande gueule, petits bras ». Ou plus élégamment « c’est ceux qui en disent le plus qui en font le moins »…