Du Rove à la vallée de la Roya : à CHEESE, les terroirs tissent leur avenir

Cheese 15e édition à Bra en Italie

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Cheese 15e édition à Bra en Italie

CHEESE 15e édition, c’est un événement qui s’empare de toutes les rues de Bra, ville piémontaise à quelques encablures au sud de Turin. Une sorte de marché géant qui a eu lieu du 19 au 22 septembre 2025, où l’on découvre le long des allées, les formes les plus variées de fromage.
L’organisation Slow Food met un coup de projecteur mondial sur l’élevage durable, l’histoire des paysages et les fromages fermiers au lait cru. L’idée qui nous traverse : chaque fromage est une radiographie vivante de notre culture et de la géographie, et en manger est un acte puissant pour préserver nos terroirs et nos biens communs. Morceaux choisis 

Mille et une nuances de CHEESE

Et si un fromage était bien plus que ce délicieux morceau qui fond en bouche ? Cette palette de goûts qui le rend souvent si addictif n’est que la porte d’entrée d’un univers bien plus vaste. Derrière chaque meule, tome, crottin ou fourme, se cachent des histoires de bergers, de gestes et de traditions ancestrales.

Ces histoires racontent un tout à chaque fois singulier : la relation particulière avec des troupeaux, le choix d’une race adaptée, une histoire, une géographie et des conditions climatiques particulières qui donnent à chaque vallée sa façon de faire un fromage. À CHEESE, ces dimensions éclatent au grand jour et donnent un sens nouveau à l’acte de manger.

fromage à la coupe
Slow Food ©Alessandro Vargiu

Partageons une première histoire de rébellion. Celle du Storico Ribelle, une meule née dans les alpages des Alpes bergamasques, en Lombardie. Ce n’est pas un simple fromage de vache : la tradition impose d’y mêler le lait cru des vaches Bruna Alpina à celui, plus rare, des chèvres Orobica, une race locale que ce fromage contribue à sauver.

Au début des années 2000, quand l’appellation officielle a autorisé l’ensilage en alpage, une poignée de producteurs a crié à la trahison. Pour eux, c’était la « destruction de 2000 ans d’histoire ». Ils ont alors fait sécession, et de leur acte de résistance est née la toute première Sentinelle Slow Food. Leur combat n’était pas pour une marque, mais pour une idée simple et vitale : « défendre l’herbe », cette flore sauvage des pâturages qui seule donne au lait son caractère.

Respecter les cycles naturels

Autres paysages, autre histoire dans le Piémont, avec les frères Paolo et Roberto Pertusio, qui se présentent comme les « derniers bergers du Roero ». Leur conviction rime avec symbiose. Sur leur micro-ferme, ils ne cherchent pas à produire plus, mais à produire juste pour leur Robiola de chèvre au lait cru, reconnu comme Sentinelle Slow Food.

Ils conduisent leurs chèvres en semi-sauvage et s’imposent de « respecter leur cycle naturel ». Cela signifie ne pas traire toute l’année et laisser une part généreuse du lait aux chevreaux, persuadés que c’est là que se transmettent « force et vitalité ». Leur robiola, sorte de crottin, est affiné sur des planches de tuf dans les Crutin, les grottes historiques du Roero.

Programme Sentinelles, SOS biodiversité

Face à l’uniformisation des goûts et la dilution des cultures paysannes, Slow Food a créé un outil de sauvegarde et de valorisation puissant et concret : l’Arche du goût et les Sentinelles (Presidio en italien). Ce programme permet de repérer, de documenter et d’embarquer dans cette Arche du Goût des savoir-faire, des races animales ou encore des variétés végétales menacées de disparition. L’objectif est de préserver la biodiversité alimentaire dans toute sa complexité, en protégeant à la fois le produit, le paysage et la culture qui l’entoure.

Chèvres du Rove
Chèvres du Rove élevées en bio à la Roque d’Anthéron (13) ©François Borel

En Provence, l’histoire de la Brousse du Rove en est l’illustration parfaite. Ce fromage frais, issu du lait cru des chèvres du Rove aux cornes torsadées, était en déclin. En devenant une Sentinelle Slow Food, les producteurs ont pu se fédérer, promouvoir leur race rustique et valoriser leur rôle de gardiens de la garrigue provençale, où les troupeaux sont essentiels pour prévenir les incendies. Ce travail de fond a permis de mettre la Brousse du Rove sur la carte nationale des fromages et d’obtenir une AOP en 2020.
Cet esprit de solidarité et de mise en avant des terroirs, on le retrouve dans l’initiative de l’Association Fromages Naturels de France. Pour chaque édition de CHEESE, elle orchestre une « Caravane », un voyage collectif à travers le pays, pour amener à Bra les fromages Sentinelles français.

Cet itinéraire est à lui seul une carte de la richesse paysanne : démarrant du Pays Basque avec des fromages d’estive, il traverse le Béarn, le Cantal pour ses Salers, la Normandie pour ses Camemberts Fermiers Naturels, avant de rejoindre les Hautes-Alpes pour le Bleu du Queyras.

Bien plus qu’une simple logistique, « l’objectif est de rencontrer des productrices et des producteurs de différentes régions, avec des fromages, des laits et des techniques très différents, mais tous animés par le même engagement : nourrir les gens avec des produits bons, propres, et à un prix qui leur permette de faire vivre leur ferme », explique Nicolas Floret, fondateur de l’association.

MARLAINE, tisser les liens en Méditerranée

Au fil des siècles, la laine de brebis est passée de matériau prisé à un déchet que l’on ne sait plus comment valoriser. Face à un cheptel très important sur les rives de la Méditerranée et un prix au kilo de quelques centimes, il était urgent d’agir.

tricotage
Slow Food ©Paolo Properzi

Pour que la laine, devenue une charge pour les bergers, redevienne une source de valeur, le projet européen MARLAINE (Interreg Marittimo) s’est lancé en 2024. Il vise à construire des solutions partagées entre la France et l’Italie, en tissant des liens entre la Corse, la Région Sud, la Toscane et surtout la Sardaigne. Cette île abrite à elle seule la moitié du cheptel ovin italien, pour une unique station de lavage de la laine.
Cette logique de coopération s’inspire d’initiatives locales déjà en fonctionnement. Aux confins de la vallée de la Roya, dans l’arrière-pays niçois, les bergers qui élèvent la brebis Brigasque –une race autochtone rustique à la toison épaisse– avaient déjà trouvé une solution ingénieuse.

Oser le transfrontalier

Pendant des années, ils se sont heurtés au même problème : personne en France ne parvenait à transformer cette laine si particulière. La solution est venue d’un réseau de coopération qui les a mis en contact avec une filature spécialisée en Sardaigne, habituée à traiter ce type de fibre. Ce lien transfrontalier a tout changé : depuis, la laine des brebis de la Roya est envoyée en Sardaigne pour y être transformée, avant de revenir en France sous forme de tapis. C’est précisément ce type de synergie que MARLAINE cherche aujourd’hui à consolider et à reproduire à plus grande échelle.

torsade de laine
Slow Food©Paolo Properzi

Le projet MARLAINE s’attaque ainsi à de nombreux défis. Le premier est technique : améliorer les capacités de traitement de la laine brute pour en faire une matière première réutilisable, à coût maîtrisé et à faible impact environnemental. Le second repose sur l’innovation : la présence d’entrepreneurs et de designers dans le consortium permet d’imaginer une large palette de débouchés, que ce soit pour l’isolation, le mobilier, la santé ou même la fertilisation agricole.
MARLAINE ne fait pas que sauver la laine : il travaille à construire un modèle vertueux de bioéconomie circulaire, où la matière, le savoir-faire et le territoire retrouvent leur juste valeur.

Réapprendre à transmettre les histoires

Penser, agir, coopérer sont peut-être les trois mots-clés essentiels qui trottent dans la tête en refermant la page CHEESE. L’avenir d’une alimentation durable se dresse comme une quête multidimensionnelle, humaine, écologique et culturelle, où chaque acteur est lié à l’autre dans une chaîne de valeurs communes. Tous, de l’éleveur au fromager, de l’entrepreneur au designer, ont un devoir d’être les passeurs de cette culture des paysages, du temps long de l’agriculture et du respect de ce qui est produit en symbiose avec l’environnement.

fromages de chèvre
©Luis Barraud

Et, comme un appel à la régénération de ce patrimoine vivant, il faut pouvoir former des esprits et des mains. Face à une crise des vocations bien réelle, le dernier enjeu est celui de la formation des générations futures pour transmettre et valoriser des métiers-passion, exigeants, essentiels, et qui s’inscrivent pourtant dans une grande modernité au service de ruralités bien vivantes.

Luis Barraud
Dellarocca Régénération 
transition écologique et agroécologique
dellarocca-regeneration.eu

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